CHAPITRE XXI
Poirot s’assit dans son grand fauteuil, posa ses mains sur les accoudoirs et contempla le manteau de la cheminée sans le voir. Sur une petite table, à sa portée, se trouvait une pile de documents variés : rapports de Mr Goby, informations obtenues par son ami le chef-inspecteur Neele, quelques pages portant le titre « ouï-dire, bavardages, rumeurs » et les sources diverses par lesquelles ils avaient été obtenus.
Poirot avait déjà lu méticuleusement ces documents et les gardait près de lui au cas où il aurait besoin de se référer à un point particulier. Il voulait, pour le moment, rassembler dans son esprit tout ce qu’il savait et avait appris, convaincu que ces matériaux épars, soigneusement arrangés, devaient permettre de réussir le puzzle proposé. Poirot estimait que l’important ne consistait pas à se concentrer sur les impressions éprouvées mais sur ce qui les avait causées.
Du général au particulier, quels étaient les points de repère de cette histoire ?
L’argent en était un, sans que le détective sût très bien ni comment ni pourquoi. Une force mauvaise rôdant quelque part, en était un autre. Mais dans ce cas particulier, Poirot ignorait où le mal se cachait. Il avait pris certaines mesures pour le combattre en espérant qu’elles seraient suffisantes. Quelque chose était en marche, progressait, ne s’était pas encore accompli. Quelqu’un, quelque part, était en danger.
Mais si la personne à laquelle il pensait courait un véritable danger, il ne comprenait pas pourquoi. Il ne voyait pas de raison. Si, au contraire, elle ne courait pas de danger, alors il lui fallait aborder le problème sous un autre angle. Poirot abandonna les spéculations pour se concentrer sur les personnages. D’abord Andrew Restarick. Le détective avait accumulé un bon nombre de renseignements sur Andrew Restarick. Un tableau général de sa vie avant et après son voyage à l’étranger. Un homme instable, ne se fixant jamais longtemps au même endroit, mais néanmoins sympathique. Une personnalité peut-être pas très ferme et même faible sur bien des points.
Poirot fronça les sourcils, mécontent. Il jugeait que cette peinture ne correspondait pas à l’homme rencontré. Faible ! avec ce menton proéminent ? ce regard assuré ? cet air résolu ? De plus, il avait la réputation d’un homme d’affaires solide et heureux. Ayant réussi des marchés avantageux en Afrique du Sud et en Amérique du Sud, il avait gagné beaucoup d’argent. Comment un tel homme pouvait-il passer pour un faible ? Sa faiblesse ne concernait peut-être que les femmes ? Il avait commis l’erreur d’épouser une personne qui ne lui convenait pas… poussé par sa famille, peut-être ? Ensuite, il y avait eu cette autre femme. Rien qu’elle ? Ou y en avait-il eu d’autres ? Difficile à savoir, après tant d’années. Assurément il n’avait pas la réputation d’un Don Juan. Un homme normal et d’après les ouï-dire, un père très attaché à son enfant. Pourtant il avait rencontré une femme qui lui avait suffisamment tourné la tête pour qu’il abandonne son foyer et son pays. Un grand amour ?
Était-ce là la seule raison qui l’avait poussé à tout laisser tomber ? Ou n’avait-il jamais aimé la vie de bureau, la routine de son travail à Londres ?… Poirot le croyait. Andrew semblait aussi être le type du solitaire. Tout le monde l’estimait, ici et à l’étranger, mais il n’avait pas d’amis intimes. Il est vrai que ne restant jamais longtemps au même endroit, il lui aurait été difficile de se faire des amis. Il se lançait dans une entreprise, la réussissait et pliait bagages pour poursuivre sa route plus avant. Un nomade ? Un errant ?
Tout cela, cependant ne correspondait pas avec son portrait… Un portrait ? Poirot s’agita, mal à l’aise, au souvenir du tableau accroché dans le bureau de Restarick. C’était le portrait du même homme quinze ans plus tôt. Quelles différences existaient avec celui assis derrière sa table de travail ? Aussi surprenant que cela paraisse, presque aucune. Un peu plus de gris dans les cheveux, les épaules plus arrondies, mais les marques caractéristiques du visage n’avaient pas changé. Un homme qui savait ce qu’il voulait et s’acharnait à l’obtenir, un homme qui ne reculait pas devant les risques à prendre.
Pourquoi Restarick avait-il apporté ce tableau à Londres ? Il s’agissait des portraits jumeaux d’un mari et de son épouse qui auraient dû demeurer ensemble. Restarick aurait-il eu, une fois de plus, le désir de se dissocier de sa première femme, de se séparer plus complètement d’elle ?
Les portraits avaient probablement été retirés d’un garde-meuble ainsi que d’autres objets appartenant à la famille. Mary Restarick avait dû, sans aucun doute, choisir parmi eux, ceux qu’elle désirait ajouter au mobilier de Crosshedges dont Sir Roderick leur laissait la jouissance. Poirot s’interrogea pour savoir si la jeune femme avait élevé quelques objections en accrochant les deux portraits. Il eût été plus naturel de laisser celui de la première épouse dans le grenier. Mais, après tout, il n’y avait peut-être pas de grenier à Crosshedge ? Mary paraissait être une femme raisonnable… pas le genre jaloux ou émotif.
— Tout de même – se dit Poirot – les femmes sont toutes capables de jalousie et parfois celles que vous croyez le plus à l’abri de cette passion mauvaise.
Il s’efforça de faire vivre Mary Restarick dans sa mémoire, et il fut frappé de constater qu’il n’arrivait pas à penser grand-chose sur elle ! Il ne l’avait rencontrée qu’une fois et au cours de cette rencontre, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, elle ne lui avait guère fait impression. Un certain manque de naturel ? En dépit de sa perruque, Mary Restarick était jolie, raisonnable et sûrement capable de se mettre en colère. D’ailleurs, elle l’avait prouvé lors de la rencontre du Paon, errant dans sa maison sans y être invité.
Poirot interrompit brusquement le fil de ses réflexions et hocha la tête. Mary Restarick n’était pas la mère de Norma. Pas pour elle donc les appréhensions, les angoisses d’une mère au sujet d’une fille se lançant dans un mariage mal assorti… et malheureux, ou l’annonce d’un enfant illégitime né d’un père qu’on méprise.
Quels étaient les sentiments de Mary vis-à-vis de Norma ? Probablement la jugeait-elle d’abord une fille difficile… ayant choisi un jeune homme qui deviendrait, sans aucun doute, une source de soucis et d’ennuis pour Andrew Restarick. Mais qu’avait pu penser Mary d’une belle-fille qui, apparemment, essayait de l’empoisonner ?
Sa réaction paraissait avoir été raisonnable. Elle avait seulement écarté Norma de la maison, éloignant ainsi le danger qui pesait sur elle et avait coopéré avec son mari, pour étouffer un scandale possible. Norma venait passer le week-end parmi eux pour sauver les apparences.
Pour Poirot, l’identité de la personne qui avait tenté d’empoisonner Mary Restarick était loin d’être découverte, bien que Restarick, lui-même, pensât qu’il s’agissait de sa fille…
À présent, Poirot réfléchissait sur le cas de Sonia. Que faisait-elle dans cette maison ? Pourquoi y était-elle venue ? Sir Roderick lui mangeait dans le creux de la main… Peut-être ne désirait-elle pas retourner dans son pays ! Peut-être son dessein était-il purement matrimonial… Les hommes de l’âge de Sir Roderick épousent de jolies jeunes filles chaque jour de la semaine. Dans ce cas, Sonia pourrait bien réussir. Une position sociale assurée, et un assez prompt veuvage en perspective avec une belle rente… À moins que son but soit complètement différent ? S’était-elle rendue aux Kew Gardens avec les papiers de Sir Roderick qui avaient disparu et qu’elle aurait dissimulés dans les pages d’un livre ?
Mary Restarick aurait-elle nourri des soupçons sur les activités de Sonia ? Et dans ce cas, serait-ce Sonia qui lui aurait administré des substances toxiques par le truchement des aliments préparés par ses soins ?
Abandonnant l’étrangère, Poirot se rendit mentalement à Londres, chez les trois jeunes filles qui partageaient un appartement Claudia Reece-Holland, Frances Cary et Norma Restarick.
Claudia Reece-Holland, capable, expérimentée, jolie, secrétaire de première classe. Frances Cary, artiste, élève d’une école d’art dramatique, puis de Slade qu’elle avait abandonné. Elle gagnait bien sa vie et fréquentait un milieu bohème. Elle connaissait le jeune Baker, bien que rien ne laissât supposer qu’ils étaient plus qu’amis. Peut-être était-elle cependant amoureuse de lui ?
Un beau mâle à l’air impudent et légèrement ironique qu’il avait rencontré tout d’abord dans les escaliers de Crosshedges, remplissant une mission pour Norma (ou en reconnaissance pour son propre compte ?) Poirot avait revu David lorsqu’il l’avait fait monter dans sa voiture. Un jeune homme possédant un caractère et donnant l’impression d’être à la hauteur de toute entreprise décidée par ses soins. Toutefois, sa personnalité présentait un côté d’ombre. Poirot prit un papier placé près de lui et le relut. Un rapport peu satisfaisant mais pas dramatique pour autant. Des larcins dans des garages, des gestes de voyou qui l’avaient placé deux fois en liberté surveillée. Toutes ces histoires étaient à la mode de nos jours. Baker aurait pu devenir un bon peintre, mais il avait abandonné ses études. On ne lui connaissait pas de travail fixe. Il paraissait vain, un vrai Paon, amoureux de son apparence.
Le détective s’empara d’une feuille sur laquelle étaient transcrits les thèmes essentiels de la conversation entre Norma et David, lorsqu’ils se trouvaient dans le café de la Cité. Mais jusqu’à quel point pouvait-on se baser sur un rapport rédigé par Mrs Oliver ? On ne savait jamais à quel moment l’imagination de Mrs Oliver prendrait le dessus ! Le garçon était-il vraiment épris de Norma ? Désirait-il réellement l’épouser ? Par contre, les sentiments de la jeune fille à son égard ne laissaient aucun doute. Il lui avait proposé le mariage. Norma possédait-elle un compte en banque ? Elle avait beau être la fille d’un homme riche, rien n’affirmait qu’elle disposait de beaucoup d’argent. Poirot eut un geste exaspéré. Il avait oublié de se renseigner sur les clauses du testament de la défunte Mrs Restarick. Il feuilleta ses notes… Non, Mr Goby n’avait heureusement pas négligé ce point important. Mrs Restarick avait laissé tous ses biens à sa fille. Probablement, en tant que fille unique, Norma hériterait de toute la fortune de son père, mais à condition que ledit père ne la déshérite pas parce qu’il n’estimait pas l’homme qu’elle épouserait. Et ce ne serait malheureusement qu’à ce moment, qu’on pourrait juger de la sincérité des sentiments de Baker. Et cependant Poirot hocha la tête pour la troisième fois. Toutes ces données ne se reliaient pas entre elles. Il se rappela le bureau de Restarick et le chèque que l’homme d’affaires venait de remplir pour acheter un jeune homme, tout disposé à se laisser acheter. Cela à nouveau ne cadrait pas. Le montant du chèque était important et cependant, pas plus tard que le jour précédent, David avait offert à Norma de l’épouser. Bien sûr, il ne pouvait s’agir que d’une manœuvre, une manœuvre pour faire monter le prix exigé de Restarick.
De Restarick, Poirot passa à Claudia. Claudia et Restarick ? Était-ce par hasard qu’elle était devenue sa secrétaire ? Existait-il un autre lien entre eux ? Trois filles dans un appartement L’appartement de Claudia Reece-Holland. C’était elle à l’origine, qui avait loué le logement, en partageant ensuite le loyer avec une jeune fille qu’elle connaissait déjà, puis avec une autre jeune fille, la troisième jeune fille. La troisième jeune fille. Il en revenait toujours à ce point. C’est là qu’il aboutissait finalement, c’est de là qu’il devait arriver à la conclusion. Tout dépendait en somme de Norma Restarick.
Norma. Que pensait d’elle David ? D’abord, que pensaient les autres d’elle ? Restarick l’aimait et se faisait du mauvais sang. Le père était persuadé que Norma avait tenté d’empoisonner Mary et il avait consulté un médecin au sujet de son enfant. Poirot aurait aimé s’entretenir avec ce médecin, bien qu’il doutât qu’un tel entretien lui eût apporté quoi que ce soit. Poirot avait une idée assez précise de ce qu’avait dû déclarer le praticien, consulté par Andrew Restarick.
Que pensait Claudia Reece-Holland de Norma ? Il n’en avait pas la moindre idée. Claudia était certainement le genre de personne qui sait garder pour elle un secret qu’elle juge nécessaire de ne pas révéler. En tout cas, elle n’avait pas manifesté le désir de se débarrasser de Norma, ce qu’elle aurait sûrement fait si elle avait eu des doutes sur son équilibre. Miss Reece-Holland était peut-être plus mêlée au plan général de l’affaire que Poirot ne l’avait tout d’abord pensé. Une personne intelligente et capable… Il revint à Norma, revint une fois de plus à la troisième jeune fille. Quelle place occupait-elle dans le scénario ? La plaque qui reliait ensemble tous les fils conducteurs ? Une sorte d’Ophélie ? Mais Ophélie était-elle folle ou prétendait-elle être folle ? Les actrices ne s’étaient jamais entendues sur la manière dont le rôle devait être interprété…
Parfois, il y avait quelque chose d’étrange en Norma, mais étrange peut-être dans un autre sens. Poirot se la rappela, avançant dans son salon d’un pas traînant, une fille ressemblant à tant d’autres d’aujourd’hui, avec ses cheveux sur les épaules, habillée pauvrement, sa jupe étriquée… le tout lui donnant l’allure d’une femme adulte qui essaie de paraître une enfant.
« Je suis désolée, vous êtes trop vieux. »
Peut-être était-ce vrai ? Il l’avait jugée avec des yeux de personne âgée, sans compréhension ! Pour lui, ce n’était qu’une fille sans désir apparent de plaire, sans coquetterie, une fille sans charme, mystère ou séduction et ne correspondant pas à son idéal de la féminité. Il ne pouvait lui venir en aide, du fait qu’il ne la comprenait pas. Il avait cru tenter l’impossible pour lui porter secours mais à quoi avait-il abouti jusqu’à présent ? Qu’avait-il fait pour elle depuis le moment où elle s’était présentée à lui, quêtant son aide ? La réponse lui vint directement à l’esprit. Il l’avait gardée en sécurité. C’était quelque chose. À condition qu’elle eût besoin d’être mise à l’abri. Toute l’affaire était là… Cette confession absurde ! En fait, pas tant une confession qu’une déclaration : « Je crois que j’ai pu commettre un crime. »
Il fallait s’accrocher à cette phrase, parce que c’était le nœud de toute l’affaire. Son métier consistait à s’occuper de meurtres, à éclaircir des meurtres, à les prévenir ! Être le bon chien qui dépiste un meurtre. Meurtre annoncé. Meurtre quelque part. Un meurtre qu’il avait cherché sans le trouver. S’agissait-il de cette histoire d’arsenic dans la nourriture ? De ces jeunes voyous s’entretuant à coups de couteaux ? La remarque ridicule et sinistre des taches de sang dans la cour. Un coup de revolver. Contre qui et pourquoi ?
Ce n’était pas là le genre de crime qui correspondait aux paroles de la jeune fille. « J’ai pu commettre un crime. » Il avançait à tâtons, essayait de trouver la place que la troisième jeune fille occupait dans cet imbroglio.
D’une phrase banale, Ariane Oliver l’avait éclairé. Le suicide supposé d’une femme à Borodene Mansions. C’était là que vivait Norma. Il devait s’agir du meurtre auquel elle avait fait allusion. Aussi, lorsque la romancière l’avait informé sans insister du décès d’une femme qui s’était jetée par la fenêtre, il lui avait semblé qu’il tenait enfin ce qu’il avait si longtemps cherché.
Un résumé bien fait lui avait appris tout ce qu’on pourrait savoir sur la vie de Miss Charpentier. Une femme de quarante-trois ans, jouissant d’une bonne position sociale, ayant la réputation d’avoir été une personne téméraire, deux mariages, deux divorces. Une femme qui s’était mise à boire plus qu’elle n’aurait dû, qui aimait les soirées où l’on disait, à présent, qu’elle s’affichait avec des hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, une femme enfin qui vivait seule dans un appartement à Borodene Mansions. Poirot comprenait quel genre de personne elle avait été toute sa vie et pourquoi elle avait pu vouloir se jeter par la fenêtre, un matin très tôt, après s’être réveillée désespérée : parce qu’elle avait un cancer ou pensait en avoir un ? Mais à l’enquête, le rapport médical affirmait qu’elle n’était atteinte d’aucune maladie incurable.
Ce que Poirot désirait, c’était trouver un lien entre elle et Norma Restarick. Il n’en trouvait pas.
L’identification du corps avait été faite à l’enquête par un notaire. Louise Carpenter qui avait francisé son nom de famille en Charpentier, parce que cela allait sans doute mieux avec son prénom ? Louise ? Pourquoi diable ce prénom était-il familier à Poirot ? Ah ! La fille pour laquelle Restarick avait abandonné sa femme s’appelait Louise Birell. Andrew et elle s’étaient querellés et séparés au bout d’une année de vie commune. Toujours la même histoire qui s’était probablement reproduite sans cesse, au cours de la vie de cette femme.
Aimer follement un homme, au besoin briser son foyer, et finalement se disputer avec lui et le quitter, Poirot était sûr, certain que cette Louise Charpentier avait été Louise Birell.
Comment cette découverte pouvait-elle le conduire à Norma ? Restarick et Louise Charpentier auraient-ils repris leur liaison lors du retour de Restarick ? Poirot en doutait. Leurs vies avaient pris des chemins différents bien des années plus tôt. Qu’ils se soient revus par hasard semblait presque impossible. Il s’était agi d’une aventure brève de peu d’importance. Difficile d’admettre que Mary Restarick se soit montrée jalouse du passé de son mari au point de se débarrasser de son ancienne maîtresse. Ridicule ! La seule personne qui, a son sens, aurait assez de rancune pour désirer agir ainsi, était la première Mrs Restarick, bien qu’une telle action parût incompatible avec sa personnalité. D’ailleurs, elle était morte depuis longtemps.
Le téléphone sonna. Poirot ne bougea pas. Pour le moment, il ne voulait pas être dérangé. Il avait l’impression d’être sur une piste et voulait aller jusqu’au bout… La sonnerie s’arrêta. Bon, Miss Lemon devait s’en occuper.
La porte s’ouvrit et sa secrétaire apparut.
— Mrs Oliver désire vous parler.
Poirot agita la main.
— Pas maintenant ! Pas maintenant, je vous en prie !
— Elle dit qu’elle vient de se souvenir de quelque chose… quelque chose qu’elle a oublié de vous confier. À ce que j’ai cru comprendre, ce serait un morceau de papier… une lettre inachevée qui semblerait s’être envolée d’un camion de déménagement. Une histoire assez incohérente.
Poirot agita la main avec une énergie redoublée.
— Pas maintenant, je vous en prie, pas maintenant.
Miss Lemon battit en retraite.
Le calme retomba sur la pièce. Poirot sentit la fatigue l’envahir. Trop de méditations. Il lui fallait se détendre. Il ferma les yeux. Il avait à présent la certitude qu’il n’avait plus rien à apprendre de l’extérieur. La réponse devait venir de l’intérieur.
Et tout à coup… juste comme ses paupières se baissaient dans le sommeil… il comprit tout !
Tout était là… à sa portée ! sans doute devait-il tout classer, mais maintenant, il savait. Les éléments se présentaient au complet. Les pièces isolées s’emboîtaient les unes dans les autres : une perruque, un tableau, cinq heures du matin, les femmes et leurs coiffures, le Paon… tous conduisant à la phrase par laquelle cela avait commencé :
« J’ai pu commettre un meurtre… » Mais bien sûr !
Une poésie enfantine, ridicule lui vint à l’esprit. Il la répéta à voix haute.
Rub a dub dub, three men in a tub
(Trois hommes dans un baquet)
And who do you think they be ?
(Et qui pensez-vous qu’ils soient ?)
A butcher, a baker, a candlestick maker…
(Un boucher, un boulanger, un fabricant de chandelles…)
Dommage qu’il ne puisse se souvenir du dernier vers.
Un boulanger, oui, et sans que l’on sût très bien pourquoi, un boucher…
Il essaya une parodie au féminin :
Pat a cake, pas, three girls in a flat
(Faites un gâteau. Trois filles dans un appartement)
And who do you think they be ?
(Et qui pensez-vous qu’elles soient ?)
A personal Aide and a girl from the Slade
(Une secrétaire et une fille venant du Slade)
And the third is a…
(Et la troisième est…)
Miss Lemon entra.
— Ah !… Je me souviens à présent… « And they all came out of a weenie POTATO. »
(Et elles venaient toutes d’une minuscule pomme de terre.)
Miss Lemon le regarda, étonnée.
— Le docteur Stillingfleet insiste pour vous parler tout de suite. Il dit que c’est urgent…
— Dites au docteur Stillingfleet qu’il peut… Docteur Stillingfleet ?
Il l’écarta de son chemin et saisit le combiné.
— Je suis là. Poirot à l’appareil. Quelque chose est arrivé ?
— Elle a filé !
— Comment ?
— Vous m’avez entendu ? Elle a filé. Par la grande porte.
— Vous l’avez laissé partir ?
— Que pouvais-je faire d’autre ?
— L’arrêter ?
— Non.
— La laisser partir est une folie !
— Je ne le pense pas.
— Parce que vous ne comprenez pas !
— Nous en avions convenu ensemble. Libre de partir quand il lui plairait.
— Vous ne comprenez pas les conséquences que cela peut entraîner !
— D’accord, je ne comprends pas. Mais je sais ce que je fais. Et si je l’avais empêchée de partir, tout mon travail n’aurait servi à rien. Votre tâche et la mienne sont différentes. Je puis vous assurer que je progressais, au point d’être certain qu’elle ne me glisserait pas entre les mains.
— Ah ! oui ? Et pourtant, mon ami, c’est ce qu’elle a fait ?
— Franchement, je ne comprends pas ! Je ne vois pas pourquoi cette rechute.
— Quelque chose est arrivé.
— Oui, mais quoi ?
— Quelqu’un qu’elle a vu, quelqu’un qui lui a parlé, quelqu’un qui a découvert sa retraite.
— Je ne crois pas que cela ait pu se produire… mais ce que vous ne semblez pas admettre c’est qu’elle était libre de ses faits et gestes.
— A-t-elle reçu une lettre, un télégramme, un coup de téléphone ?
— Non. J’en suis certain.
— Alors comment… mais naturellement ! Les journaux ! Je suppose que vous avez des journaux dans votre établissement ?
— Certainement. La vie normale de tous les jours, c’est ce que je conseille.
— Alors c’est de cette manière qu’ils se sont mis en contact avec elle. La vie normale de tous les jours… Quels quotidiens prenez-vous ?
— Cinq. Il les nomma.
— Quand est-elle partie ?
— Ce matin. Dix heures trente.
— Voilà. Après avoir lu les journaux… C’est suffisant pour commencer. Lequel lisait-elle habituellement ?
— Je ne crois pas qu’elle eût de préférence. Parfois l’un, parfois un autre, parfois tous.
— Bon. Il ne faut pas que je perde du temps à discuter.
— Vous pensez qu’elle a remarqué une petite annonce ?
— Quelle autre explication ? Au revoir, je ne puis en dire plus pour le moment. Il faut que je fasse des recherches. Trouver l’annonce et agir.
Il raccrocha.
— Miss Lemon, apportez-moi nos deux quotidiens et envoyez George acheter les autres.
Tandis qu’il dépliait les pages et jetait un coup d’œil aux annonces, les idées de Poirot suivaient leur cours.
Il arriverait à temps. Il fallait qu’il arrive à temps… Il y avait déjà eu un meurtre. Un autre se préparait. Mais lui, Hercule Poirot l’empêcherait… s’il arrivait à temps. Il était Hercule Poirot le défenseur de l’innocent !
George arriva avec les journaux.
Poirot se tourna vers miss Lemon qui attendait de se rendre utile.
— Vérifiez ceux que je viens de parcourir au cas où j’aurais sauté quelque chose.
— La colonne personnelle ?
— Oui. J’ai pensé qu’il y aurait le nom de David quelque part. Un nom de fille, un surnom peut-être. Ils n’utiliseraient pas celui de Norma. Un appel à l’aide ou un rendez-vous.
Miss Lemon obéit à contrecœur. Ce n’était pas le genre de tâche qui lui convenait mais pour le moment, Poirot n’avait pas d’autre travail à lui confier. Le petit détective étala la Morning Chronicle qui comptait trois colonnes d’annonces et se pencha sur les minuscules caractères.
Une femme voulant disposer de son manteau de fourrure… Des touristes cherchant quelqu’un pour partager les frais d’un voyage en voiture à l’étranger… Une maison d’époque à vendre. Pension de famille… enfants attardés… chocolats faits à la maison… « Julie, n’oubliera jamais. À vous pour toujours. » Cela correspondait mieux à ce qu’il cherchait. Il réfléchit et continua. Meubles Louis XV… Femme entre deux âges pour diriger un hôtel… Très ennuyé. Dois vous voir. Venez à l’appartement 4 h 30 sans faute. Notre code Goliath.
Il entendit la sonnette de la porte d’entrée alors qu’il criait à George de lui appeler un taxi. Il enfila son manteau et traversa le hall au moment où le domestique ouvrait la porte d’entrée et se heurtait à Mrs Oliver.
Dans le hall étroit, tous trois luttèrent pour se dégager.